© France Forum

Venise au XVIIIe siècle

parHenri BOURBON, Fondateur de la revue France Forum

Articles de la revue France Forum

Extrait du n° 112-113, novembre-décembre 1971 
https://www.institutjeanlecanuet.org/content/afrique-du-sud-et-les-exige...

Venise cité «  si unique au monde et si étrange qu’assurément elle semble être le produit d’un rêve  », Venise triomphante cité, voluptueuse et flamboyante cité, fière d’une grande histoire, ville musée, ville de pierre et d’eau aux sortilèges multiples […], Venise, ville menacée dont il appartient à l’humanité d’assurer le sauvetage, car il est un fastueux patrimoine d’art et de civilisation.

Placée sous l’égide du Comité interministériel pour la sauvegarde de Venise, une éblouissante exposition de cent quarante tableaux, dessins, gravures et peintures vénitiens du XVIIIe siècle est installée au musée de l’Orangerie à Paris.

Maurice Barrès avait déjà pressenti en son temps les menaces d’effondrement qui pèsent sur Venise. […] Il est indispensable que se multiplient enfin, dans le monde, et d’abord en Europe, les initiatives qui aideront à sauver Venise, ses palais, ses églises, ses ponts, ses canaux, ses «  superbes broderies de colonnes, de balcons, de fenêtres, de corniches ».

Venise au XVIIIe siècle : la joie et la frénésie de vivre, la frivolité passionnée, le décor de fêtes dissimulent une lente déchéance : derrière les plaisirs, les bals, le libertinage, le carnaval, les spectacles, les mascarades, les jeux de l’amour et les jeux de hasard, se profile l’ombre inquiétante de la décadence et de l’infortune. Ville apparemment animée, luxueuse et gaie, Venise qui compte au XVIIIe siècle environ 140 000 habitants, n’est plus la Venise ambitieuse, prospère et forte des siècles précédents, son activité économique et commerciale a considérablement diminué ; les horizons vénitiens se sont singulièrement rétrécis. C’est la fête à Venise, mais Venise se meurt. Venise se masque aussi, car sous la légèreté et la liberté des mœurs se cachent d’impitoyables sévérités : on brûle publiquement sur le bûcher les ouvrages de Diderot, Voltaire, Rousseau, Helvétius !

Venise au XVIIIe siècle, c’est d’abord pour nous, aujourd’hui, un paysage ; et ses interprètes les plus prestigieux, se sont Antonio Canaletto et Francesco Guardi.

Il faut savoir que ces « vedute », ces vues si séduisantes du Grand Canal, de la place Saint-Marc, de la Salute, du pont du Rialto, du palais Ducal, de la Lagune, n’étaient pas considérées par les Vénitiens comme d’authentiques œuvres d’art occupant une place de choix dans la vie artistique de l’époque. Les « vedute » étaient des tableaux souvenirs destinés aux étrangers et spécialement aux Anglais qui voulaient conserver quelques images de leur voyage en Italie et de l’insolite beauté de Venise.

Depuis plusieurs décennies, outre la qualité artistique enfin reconnue aux toiles de Canaletto et de Guardi, on se plaît à admirer en elles de fascinants miroirs qui reflètent tout ce qui dans la vie et les sites vénitiens au XVIIIe siècle a du charme, du pittoresque, de l’éclat ou de la grandeur.

Reportages sur Venise, mais reportages merveilleusement enchanteurs et évocateurs où l’imaginaire n’est pas exclu du réel ; où la fantaisie et le réalisme s’associent avec bonheur, où l’observation minutieuse se prolonge dans une atmosphère poétique, plus théâtrale et plus dramatique chez Canaletto, plus mélancolique, plus élégante et plus gracieuse chez Guardi.

L’exposition de l’Orangerie montre bien que Francesco Guardi l’emporte dans sa confrontation avec Antonio Canaletto. Le souci d’exactitude conduit Canaletto à une architecture méticuleuse et à une rigueur parfois grandiose mais parfois guindée […] tandis que Francesco Guardi donne, lui, libre cours à sa vivacité, à son goût pour le mouvement […].

D’autres vedutistes retiennent l’attention. Lucas Carlevarijs : prédécesseur de Canaletto, il donna à la veduta vénitienne son impulsion. Bernardo Belloto : neveu de Canaletto, il sut, après avoir imité son oncle, se distinguer nettement et créer une œuvre qui lui est propre.

Pietro Longhi est présent à l’Orangerie pour nous rappeler que Venise n’est pas seulement un paysage, un décor […], Longhi nous fait pénétrer à l’intérieur des palais et des maisons, il nous fait participer à des scènes de rues, à des scènes rustiques, domestiques et mondaines, mais il n’accuse jamais et se contente de décrire avec gentillesse, sans manifester d’intentions satiriques ou polémiques. […]

Les toiles de Sebastino Ricci, G.-A. Pellegrini, Jacopo Amigoni, sont caractéristiques de la renaissance de l’art vénitien au XVIIIe siècle et du style rococo. Gian Battista Piazzeta se différencie des précédents en refusant de se plier à la mode du rococo, préférant le clair-obscur et la simplicité.

Les peintures, gravures et dessins de Gian Battista Tiepolo rassemblés à l’Orangerie offrent un raccourci valable de l’art de l’incomparable virtuose […]. On sait que Gian Battista Tiepolo a fait preuve d’une étourdissante aisance et d’un brio inégalé dans sa décoration des palais, des églises, des villas, tant en Italie qu’en Espagne et dans l’Europe du Nord. […] On estime qu’il a été l’artiste, peut-être même le génie, le plus habile d’Europe au XVIIIe siècle.

On retrouve dans le puissant visionnaire qu’est Piranèse – qui par le fantastique et en quelque sorte le pré-surréalisme de ses « vedute di Roma», de ses « grotesques ou caprices décoratifs », de ses « prisons » atteint maintenant à une célébrité mondiale – des traces de Tiepolo dont il fut l’élève à Venise.

Il serait injuste de passer sous silence les dessins et les tableaux de Gian Domenico, fils de Gian-Battista Tiepolo, dont quelques-uns semblent annoncer Goya. Gian Domenico Tiepolo révèle dans l’ordre pictural une personnalité intéressante qui n’est pas étouffée par celle de son père.

Citons enfin Rosalba Carriera représentée à l’Orangerie par trois excellents pastels. Son talent raffiné était très apprécié de Watteau dont elle fit le portrait.

Habitants des villes monstrueuses, victimes du bruit, de la pollution, de l’agitation et des névroses urbaines, la contemplation des Canaletto, Guardi, Tiepolo vous réapprendra peut-être à sourire, à rêver et à flâner, c’est-à-dire à vivre.

Italie
Culture
Histoire
Urbanisme