© René Girard

René Girard, en deçà du mensonge

Articles de la revue France Forum

Moderne, toujours plus moderne.

À l'annonce de sa disparition, le 4 novembre dernier, René Girard a été presque unanimement salué comme l’une des plus imposantes figures intellectuelles françaises de l’après-guerre. Un accord dans l’éloge qu’on pourra trouver étonnant : l’oeuvre de ce grand penseur avait, en son temps, déclenché passions et critiques et, de la fin des années 1970 à celle des années 1990, sa réception avait été tout sauf consensuelle.

Enclin lui-même à la polémique, René Girard ne se plaignait guère de voir son oeuvre férocement attaquée. Il voyait sans doute là une manifestation symptomatique de la violence sociale dont il s’attachait à débusquer les mécanismes originaires. Il se désolait bien davantage lorsque ses analyses ne recevaient aucun écho de la part de ceux avec qui il entendait engager le débat. Tel fut le cas jusqu’au bout avec Claude Lévi- Strauss, le penseur avec et contre qui sa réflexion, pour une très large part, se mesure. 

C’est d’abord dans les oeuvres littéraires majeures – celles de Proust, puis de Shakespeare notamment – que Girard a traqué la source mimétique du désir humain : « [Le désir] se calque sur un désir modèle ; il élit le même objet que ce modèle. » Le désir de l’autre donne sa valeur à un objet qu’alors nous-mêmes nous désirons.

La rivalité qui s’ensuit est la source majeure de la violence humaine. Dans l’Histoire, les religions ont joué un rôle essentiel pour canaliser la violence, que ce soit en instituant le sacrifice ou en renonçant à l’exercice de ce dernier. Les formes culturelles majeures sont elles-mêmes le produit de la façon dont les religions gèrent le fait sacrificiel. Enfin, la Bible et notamment les récits évangéliques jouent un rôle essentiel dans la révélation des mécanismes par lesquels la violence naît, se répand, se contient et se vainc. L’origine de la violence, en effet, se dissimule à l’intérieur des récits et des institutions qui l’encadrent et le rôle de l’anthropologue est de la démasquer en deçà des mensonges dont elle s’affuble. Telles sont les thèses que Girard développera et précisera tout au long d’une carrière de chercheur et d’écrivain exceptionnellement féconde. La rivalité mimétique produit des « crises sacrificielles » qui scandent les passages successifs de l’animalité à une hominisation toujours fragile et en devenir : la rivalité, le désordre que le désir mimétique entretient sans cesse sont subsumés par le fait de canaliser la violence sur un seul, sur un « bouc émissaire » contre lequel l’unité du groupe se refait. Girard quêtera les manifestations et modes de canalisation de la violence à l’intérieur des récits, des mythes et des rites de toute époque et toute culture. Il cherchera par là tant à mieux cerner les mécanismes fondateurs du social qu’à dévoiler la façon dont l’humanité arrive péniblement à faire la vérité sur sa violence constitutive. 

Les premières années du XXIe siècle ont vu se renforcer l’intérêt éveillé par l’entreprise girardienne. Les mécanismes qui nourrissent et la violence sociale et la création du sacré, la nature du désir et de la rivalité entre les hommes et les groupes, la façon de se mesurer avec les crises sacrificielles qui traversent tous les groupes et toutes les sociétés… voilà des thèmes dont l’actualité s’impose chaque jour à nous. Le caractère parfois systématique des explications fournies par Girard peut poser problème. Mais la fécondité et l’acuité des questions posées ne peuvent que susciter l’admiration. Après le temps de l’œuvre, de sa gestation, de son exposition, voici venu celui des commentaires et exégèses de cette dernière. Nul doute que la pensée de René Girard restera une ressource essentielle pour se mesurer avec les défis qui traversent une humanité en lutte constante avec elle-même.

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